Interview de Suzanne Rochat, 89 ans et lectrice du blog, sur l’évolution des bonnes manières depuis presque un siècle !
Chers lecteurs et amis,
Laissez-moi vous dire à quel point je me réjouis de vous présenter cet article. Suzanne Rochat fait partie des lectrices du blog Apprendre les bonnes manières. Elle a eu la gentillesse de répondre à un des mails où je demandais votre participation à un sondage afin de connaître vos souhaits quant aux sujets qui vous intéressent.
En découvrant que Madame Rochat aurait bientôt 90 ans, je lui ai demandé une interview. Avoir un témoignage de première main sur l’évolution des bonnes manières vaut de l’or à mes yeux.
Suzanne Rochat vit en Suisse.
Voici son interview avec de vraies photos !
Bonjour Madame, pourriez-vous vous présenter aux lecteurs du blog Apprendre les bonnes manières ? quel est votre parcourt personnel et professionnel depuis les 80 dernières années ?
Je suis née le 3 novembre 1928, j’aurais donc 90 ans cette année! Ma maman est décédée d’un cancer le 22 janvier 1939, j’avais donc 10 ans et ma sœur 14 ans 1/2 et nous avons été élevées par nos grands-parents paternels. Mon grand-père était instituteur et ma grand-mère femme au foyer avec 3 fils – dont mon père – et donnait des leçons de piano bien qu’elle ne soit pas professeur. Elle était très stricte pour la bienséance, la politesse, la discipline, mais pas de vouvoiement envers mes parents et mes grands-parents; ce n’était pas la coutume dans notre famille.
Quelle était la place des bonnes manières dans l’éducation que vous avez reçue par vos parents, et/ou par l’école publique ?
La tenue à table était très importante : se tenir bien droit, pas de coudes sur la table, ne se servir d’un couteau que pour couper les aliments, par exemple la viande, mais jamais la salade. Nous avions toujours un morceau de pain avec les repas qu’on pouvait utiliser pour pousser les aliments si nécessaire. Les enfants ne devaient pas parler à table; nous écoutions les nouvelles à la radio pendant les repas.
La discipline et la patience étaient importantes.
Avez-vous des anecdotes sur l’apprentissage des bonnes manières du temps de votre enfance ?
A Genève, comme dans la plupart des cantons suisses, les classes n’étaient pas mixtes: les filles d’un côté, les garçons de l’autre et les professeurs étaient respectés. Je crois me souvenir que la mixité à l’école a débuté dans les années 1950/60.
Sur cette photo, la classe est mixte. Il en était ainsi dans les villages de campagne.
Quels changements avant et après la guerre avez-vous constaté ?
Je pense que les changements des règles du savoir-vivre en vigueur avant et après la guerre, n’ont pas été perçus immédiatement, La discipline s’est peu à peu assouplie au cours des années d’après-guerre. Par exemple, la tenue à table est devenue plus souple, beaucoup de personnes ne mangent plus de pain au cours des repas, et il est devenu courant d’utiliser son couteau sans réserve. Au cours du temps, les enfants discutent normalement à table entre eux et avec leurs parents.
Quel est le plus grand (ou les plus grands) virage social et historique qui a bouleversé les bonnes manières ?
Quelles sont les raisons historiques ou sociales qui ont peu à peu modifié le comportement et les bonnes manières? Difficile à dire, certainement le développement du féminisme et les événements de mai 68. Peu à peu, on a pris l’habitude d’utiliser les prénoms plutôt que les noms de famille (même dans les milieux professionnels), et les expressions « Monsieur, Madame, Mademoiselle » sont rarement utilisés, surtout le dernier, Mademoiselle n’est maintenant utilisé que pour de très jeunes femmes et a même disparu des documents officiels où figure seulement « Madame ». Le tutoiement s’utilise beaucoup plus facilement, même entre des personnes avec une grande différence d’âge.
En quoi les bonnes manières vous ont-elles aidé dans le monde professionnel, si tel est le cas ?
Je suis reconnaissance d’avoir reçu une bonne éducation qui m’a certainement aidée dans ma vie professionnelle. Après l’Ecole de Commerce et une année comme jeune fille au pair en Angleterre, j’ai travaillé dans une agence de voyages (dès l’été 1948) et en 1955, j’ai été engagée au Bureau international du Travail à la Section des voyages. Au fil des années, je suis devenue responsable de ce service. Mon éducation assez stricte m’a sûrement permis de faire face aux responsabilités que j’avais, mais je n’ai jamais joué au « grand chef » et j’avais d’excellentes relations avec mes collègues avec qui je suis restée en relation après ma retraite.
Vous avez certainement participé à de nombreuses cérémonies de mariage. Quelles sont les traditions d’autrefois oubliées aujourd’hui ?
Concernant le mariage, dans ma jeunesse, il était très mal vu qu’un couple vive ensemble avant le mariage, alors que maintenant c’est pratiquement toujours le cas dans nos régions. Dans ma famille, pratiquement tous les membres de la jeune génération ont fait ménage commun avant de se marier, et certains ont même eu des enfants et se sont mariés ensuite (ou sont restés en union libre).
Alors que de mon temps, à l’âge de se marier, une de mes cousines qui a maintenant 82 ans, était enceinte au moment de son mariage, en mars 1960, et il ne fallait surtout pas en parler, cela aurait fait scandale !
Hélas, les divorces sont nombreux de nos jours, même dans ma famille pourtant unie, et je pense que cela provient en partie du fait que la plupart des femmes travaillent et peuvent subvenir à leurs besoins en cas de séparation. Il faut bien se faire à cette situation, même si cela ne correspond pas à notre éducation et à nos convictions religieuses; les temps changent, c’est ainsi.
Comment réagissez-vous face au manque de savoir-vivre de vos interlocuteurs ? Les remettez-vous à leur place ? les ignorez-vous ?
Vous me demandez si je remets à leur place les personnes qui manquent de savoir-vivre, pas exactement. Je leur dis ce que je pense, ce que je regrette dans leur comportement, j’essaye de les aider à mieux se comporter mais ce n’est pas facile et, comme le dit le Pape François, qui sommes-nous pour juger?
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes parents des années 2010 pour réussir l’éducation de leurs enfants ? Comment transmettre des valeurs comme le respect, la politesse, la patience et le goût du travail dans un monde qui se rit de ce conservatisme d’antan ?
Quant aux conseils que je pourrais donner concernant l’éducation des enfants, ce n’est pas facile pour moi qui n’ai pas été mariée et n’ai pas eu d’enfant. Mais j’ai beaucoup de chance d’avoir une famille unie, j’ai beaucoup de contacts avec différents membres de cette famille, principalement avec ma nièce et mes neveux ainsi qu’avec certaines cousines et filleules mères de famille, sans oublier les ami(e)s; je suis arrière-grand’tante de jumeaux de 4 ans 1/2. Donc les mariages, les baptêmes, les anniversaires etc. sont l’occasion de nombreuses rencontres.
Selon vous, quelles sont les raisons de la perte du savoir-vivre actuel ?
Il faut constater que les bonnes manières sont en train de se détériorer de nos jours. Ceci est dû en grande partie au développement des techniques modernes, en particulier de l’informatique, des smartphones, etc. Pourtant ces inventions sont merveilleuses si l’on en fait bon usage, ce que je constate pour moi-même!
Concernant les bonnes manières à table, quelles sont les évolutions majeures que vous avez constatées en 80 ans ?
Lors du premier hiver que j’ai passé au BIT (hiver 1955/56), il y a eu une période de froid extrême. A cette époque, les femmes n’avaient pas le droit de venir au bureau en pantalons; en raison du grand froid, tous les fonctionnaires de cette organisation (et peut-être d’autres) ont reçu une circulaire autorisant EXCEPTIONNELLEMENT les femmes à venir travailler en pantalons! Il paraît que cette disposition émanait d’une loi établie par Napoléon Bonaparte… appliquée même en Suisse! J’avoue que je ne me souviens pas à quel moment la mode a changé car actuellement, la majorité des femmes portent des pantalons.
Personnellement, je trouve que c’est dommage, bien que ce soit pratique dans certaines circonstances; je préfère porter des robes et des jupes, même en hiver, c’est tellement plus féminin ! Je ne porte des pantalons que pendant les entre-saisons quand il ne fait pas assez chaud pour avoir les jambes nues et que je n’ai plus envie de porter des collants.
Encore autre chose, les femmes portaient beaucoup plus des chapeaux quand j’étais jeune, surtout lors de cérémonies, un mariage par exemple. Et aussi pour aller à la messe, il ne fallait pas être nu-tête. De nos jours, ce qui est pratique, c’est qu’on peut porter n’importe quoi à n’importe quel âge, mais le bon goût fait souvent défaut…
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Le mot de la fin s’adresse à Suzanne Rochat : MERCI chère Madame d’avoir pris le temps de répondre à mes questions, et d’avoir autorisé le partage de cette interview sur le site. Votre histoire me fait plonger dans les souvenirs qui me restent de ma grand-mère, une grande dame, a qui je dois tant.
Elle portait le même type de blouse que vous sur la photo de 2014. Quelle élégance !
(A la relecture de cet article, Madame Rochat m’a précisé qu’elle avait elle-même confectionné sa blouse rouge – pure soie! – Voilà bien des talents qui seraient profitables aux nouvelles générations !).
Avec beaucoup d’avance, je vous souhaite un bon anniversaire !
Votre récit est passionant! Merci Madame Rochat!
Oh oui ! Merci encore Madame Rochat pour votre interview !! Un grand merci !!
Très bel article.Merci à vous 2,Mesdames